Pourquoi l’expression officielle est « chez le coiffeur » ? C’est pourtant chez la coiffeuse que je vais. En ce mois de carême, c’est chez la coiffeuse que j’ai vécu les heures les plus reposantes de ma vie d’adulte. Les plus spirituelles ? Les plus « carême » de l’année en tout cas.

Arrivée à 16 heures, sans une minute de retard, pour ne pas perdre de temps. Comme d’habitude. Sylvie est en train de poser une crème blanche sur les mèches d’une cliente. Marie coupe celles d’une habituée. La mère et la fille, concentrées, s’enquièrent des dernières nouvelles. « Ton fils a passé son permis finalement ? », « Tu as enfin déménagé ? »…

Portable oublié sur la table de la maison, livre laissé sur le lit, feuilles de travail à relire abandonnées sur le canapé. Pas de montre… D’une certaine manière, je suis presque nue dans ce salon. Je choisis Glamour au lieu de Public.

p.3. Publicité. Miss je-fais-du-34-à-19-ans porte un foulard de marque et un regard langoureux. « On est un peu débordées, on risque d’être en retard, vous êtes pressée ? » Non. Je n’ai rien à faire. Je n’ai pas d’agenda.

p.7 Publicité. Mister j-ai-une-mèche-de-taré-mais-mon-veston-coûte-un-bras la joue cool sans sourire. Bibiche entre en courant, manque de s’étaler sur le sol en trébuchant sur Molly et Max. Les deux bulldogs ne bronchent pas. Bibiche n’a pas le temps, c’est urgent. Un signe interrogateur dans ma direction de la part de la maitresse de maison, je soulève les épaules pour signifier que, vraiment, je n’ai pas de problème à attendre.

p. 45. Publicité. Maman J-ai-un-look-trop-in-et-pas-une-ride et sa fille je-m-habille-au-même-endroit-que-ma-mère-enfin-c-est-ce-que-dit-l-annonce semblent très proches d’un certain Papa Photoshop. Je réalise que je ne peux rien faire d’utile. Une heure que j’attends, je n’ai rien pour travailler, je n’ai rien pour bloguer, je n’ai rien pour veiller, je n’ai rien pour tweeter, je n’ai rien pour appeler ceux que j’oublie depuis des lustres, je n’ai rien pour écrire, je n’ai rien pour planifier quelque chose. Je n’ai aucune opportunité de faire quelque chose pour me faire avancer, pour aller plus vite.

p. 76. Publicité. Monsieur Mon-costume-est-parfait-sur-moi-il-le-sera-sur-toi pose nonchalamment, indifférent. Je suis obligée de prendre mon temps. Une évidence qui ne frapperait pas si puissamment une personne ne vivant pas à 150 à l’heure. Quelques secondes je reste sonnée. Que faire quand on a le droit de ne rien faire ? Quand on s’autorise le droit de ne rien faire ?

p. 114. Publicité. Déguisée en article sur les crèmes de jour qu’une star je-suis-super-connue-de-nom-donc-on-n-a-même-pas-besoin-de-mettre-ma-photo adore utiliser. Anthéa passe le balai autour de ses collègues. Une dame observe ses reflets dorés avec joie. Marraine amène la petite fille de la coiffeuse. Le salon est en émoi devant le bébé. Plaisir simple.

p. 157. Je pose Glamour. Marie se balade derrière le miroir en face de moi, installe son matériel. L’artiste commence son œuvre. Je suis entre ses mains. La manière dont mon visage s’harmonisera, la tête que je baladerai dans la rue, l’image que je renverrai au monde ne sont plus en mon pouvoir. Je m’abandonne. En fermant les yeux, pour être sûre de ne pas prendre peur au milieu et partir en courant avec la moitié des cheveux en vrac.

p. 158. Publicité. Glamour souhaite un bon anniversaire à Lolita Lempika, elle sera sûrement ravie. Glamour s’excuse d’avoir oublié de citer la marque de la robe d’une actrice en photo dans l’avant-dernière édition. 25 minutes à regarder le ballet des touffes tombant à terre et de celles volant sur le papier glacé. La dernière fois que j’ai passé autant de temps devant ce genre de magazine, je lisais Jeune&Jolie.

p. 172. Bijou numéro un est une affaire, 59,90 € pour des plumes oranges en boucles d’oreilles ; Bijou numéro deux est « le must des it girls », 205 € le collier, orange bien entendu. Je vais rester une « out girl ». Je me sens dans une sorte de bulle distribuée par hasard devant ma porte dans laquelle je me suis lovée. Tout mon « out » est pris en charge, je n’ai que mon « in » à occuper. Ou à laisser reposer.

p. 173. Dernière page de Glamour que je lirai de la journée (de l’année ?). Je suis amenée sous un jet d’eau. Alors qu’Anthea malaxe mon crâne, Molly s’arroge mes genoux. Pas la peine de déloger le petit chien, mon pantalon noir est déjà sale. Je me sens comme à la maison. Même si je n’ai jamais eu de chien. Même si je n’ai jamais eu de gros bol pour me laver les cheveux. Même si je n’ai pas de grand-mère coiffeuse aux grosses lunettes, de mère à la coupe impeccable ou de bébé adorable.

3 heures 40 minutes après être arrivée l’esprit nu, je repars le visage habillé. Non seulement de quelques touches de rouge sur ma tignasse maintenant noir profond, mais aussi le regard brillant d’une quiétude retrouvée à la suite de cette retraite de carême improvisée en plein cœur de l’effervescence du monde.